Cet article a été publié en ligne pour la première fois sur le site web de Slaw.
Peu de mes amis connaissaient le Niger. Quand je disais Niger, la plupart d´entre eux pensaient que j’avais mal prononcé. « Vous voulez dire le Nigeria? ». Ceux qui en avaient entendu parler se demandaient pourquoi je voulais me rendre dans un pays plein de djihadistes, de trafiquants d’armes et d’êtres humains. Evidemment, ils n’ont jamais vu l’aéroport Diori Hamani de Niamey, la capitale du pays. Il est flambant neuf et reflète la détermination. Ses premiers visiteurs avaient été les chefs d’État de l’Union africaine lors de leur sommet de juillet. Maintenant, j’en étais le énième visiteur.
Liman, l’agent du protocole, se tenait derrière la douane avec une pancarte portant mon nom. «Bienvenue au Niger!», m´a-t-il souri en me faisant passer la douane. A notre sortie du bâtiment, Oumar nous attendait dans une voiture. Le seul endroit où j’avais été aussi bien accueilli était à Dubaï, lors du sommet du Forum économique mondial. Le PIB du Niger est de 8 milliards de dollars par an. Celui de Dubaï est 102 milliards de dollars.
Le Niger est un pays très vaste: environ 1,26 million de kilomètres carrés; presque deux fois la superficie de la France ou du Texas. Les quatre cinquièmes de ce terirroire sont constitues par le dessert et le pays abitre un peu moins de 20 millions de personnes. Son indice de développement humain est le plus bas et son taux de fécondité est l’un des plus élevés au monde. Le PIB par habitant ne pourrait decendre plus vas sur la planète Terre. Le fait d’être une enclave ne fait qu’aggraver la situation. Le pays a adopté en 2010 un constitution assez moderne et robuste. Le président Issoufou en est à son deuxième et dernier mandat en tant que président. Des élections sont prévues pour 2021.
Le ministre de la Justice du Niger, Monsieur Marou Amadou, m’a invité à visiter son pays pour mieux en connaître le système judiciaire. Ensemble avec Mamadou, notre représentant au Mali et au Sahel, nous avons eu droit à quatre journées intenses de conversations ouvertes et riches avec des responsables de la justice de tout le système.
Niamey est une ville plutôt agréable. Relativement petite, elle compte environ 1 million d’habitants. Propre et bien organisée, ce n´est pas le genre de ville infestée d’ordures et plein d’embouteillage que je connais dans beaucoup d’autres pays africains. L´air y est assez bon pour respirer, les rues sont assez sûres pour y marcher et les feux de circulation fonctionnent parfaitement.
Pour ce qui est des djihadistes, des trafiquants d’armes et d’êtres humains, l’idée ne tombe pas du ciel. Le Niger est en effet un pays où des gens courageux se battent dans l’une des grandes batailles de notre temps : celle contre le terrorisme islamique violent. Il s´agit d´une bataille sur l´organisation du vivre ensemble et pour le développement et le partage équitable des ressources, aussi bien au Niger que dans les pays riches de l´Occident. Le Niger fait partie de la ligne de front, importante dans la lutte pour nous tenir relativement en sécurité en Occident. Si les soldats, les prestataires de soins de santé, les bâtisseurs d’État, les artisans de la paix et les prestataires de justice devaient perdre cette bataille, nous en Europe serons confrontés à un sérieux problème. Le dragon contre lequel ils se battent a au moins trois têtes : Boko Haram, l’EI et Al Qaeda. Dans le sud du pays, le long de la frontière avec le Nigeria, les militants de Boko Haram entrent et sortent comme si le Niger était leur foyer. Au Sud-Est, la violence éclate à la frontière avec le Burkina Faso. Plus à l’Est, le Mali retombe dans l’instabilité, ce qui crée des problèmes pour le Niger. Pour couronner le tout, le nord du pays fait frontière avec la Libye, que l’Occident a bombardée et a laissée se désintégrer. Ces menaces ont uni les trois pays, qui, ensemble avec le Tchad et la Mauritanie, ont mis en place en 2014 un mécanisme de coordination conjoint appelé G5 Sahel. Son objectif est de coordonner au niveau régional aussi bien la sécurité que le développement économique (considérés comme la cause principale du problème). La France et l’Allemagne fournissent une importante force militaire de lutte contre le terrorisme, l’UE et d’autres pays apportent des fonds et toute l’action est autorisée par le Conseil de sécurité. Fait remarquable toutefois, les documents et les efforts du G5 ne mentionnent que très peu la justice, même si j’entends souvent que le manque de justice est l’un des principaux défis de la région. Il s´agit là d´un oubli grave. La récente enquête sur les besoins en matière de justice menée par HiiL au Mali montre qu’un peu plus de 50% des personnes faisant face à un problème de justice sont incapables de le résoudre. Les principaux problèmes de justice sont liés à la terre, aux crimes/délits et à la famille. Les populations signalent très peu de mécanismes de justice très utilisés et très utiles. Pour presque la moitié des personnes interrogées, l’impact des problèmes de justice pouvait être classé dans la catégorie «problème grave». Nous n’avons pas de données pour le Niger, mais ces chiffres du Mali peuvent être considérés comme assez éloquents.
Les Nigériens avec qui j’ai parlé ont déjà commencé à renforcer leur système judiciaire. Les défis qu’ils ont partagés avec moi sont énormes. Le terrorisme et les migrations exercent une énorme pression sur le système, ce qui crée des distorsions (également de la part des bailleurs de fonds) pour concentrer les ressources limitées sur la justice pénale et la sécurité au détriment des questions civiles et administratives. Et pourtant, comme dans n´importe quel autre pays, les problèmes de justice les plus pressants des populations au Niger concernent les deux derniers domaines. Le Niger est un pays tellement vaste que l’on est en droit de se demander comment rendre justice dans les zones à faible densité de population, qui sont également les plus proches des zones de conflit? Les défis sont nombreux. Il y a le manque de budget : seulement 0,6% du budget national limité est consacré à la justice. Environ 70% de cette somme est consacré aux salaires des juges, des procureurs, du personnel pénitentiaire et des fonctionnaires travaillant pour le ministère de la justice. Il y a le manque d’infrastructure : les palais de justice, les ordinateurs et systèmes informatiques intégrés. Mais aussi en termes de ressources humaines, il existe de graves lacunes : manque de magistrats, capacité limitée de recrutement et de formation. Les avocats et notaires sont presque exclusivement concentrés à Niamey. Pour beaucoup de Nigériens, le système juridique basé sur le système français ressemblerait plutôt au droit venant de l’espace. Un bon ami à moi, originaire du Mali, rappelait la nécessité de résoudre cet héritage occidental comme « la deuxième décolonisation ». En effet, le challenge est le suivant : comment faire en sorte que le droit soit connu, compris, et digne de confiance?
Lorsque, assis dans tribunal, nous avons assisté à une audience publique, beaucoup de ces défis étaient brusquement très palpables. Au début, nous pensions qu’il s’agissait d´une affaire de famille. Nous n’avions pas remarqué de mesures de sécurité spéciales. Puis, nous réalisions finalement qu’il s’agissait d’un cas de terrorisme. Sur un banc, il y avait trois juges en robe noire, assis avec autorité derrière un haut pupitre. En face d´eux se tenaient deux hommes âgés, venus d’un village éloigné situé à des centaines de kilomètres de Niamey. Il était difficile de dire s’ils étaient des témoins ou des accusés. À droite se trouvait la greffière. Elle était munie d´un bloc-notes et un stylo et était très concentrée à prendre notes. Il n’y avait aucune trace d´ordinateur dans la salle. À sa droite se trouvait l’avocat général. Comme il faisait chaud, des ventilateurs à hélices essayaient de rafraichir tant bien que mal la salle d’audience. Le président du tribunal interrogeait les hommes en français, la langue officielle. Comme les deux hommes âgés ne parlaient pas cette langue, un interprète assurait la traduction. Les avocats des deux hommes – un homme et une femme – étaient également vêtus de robes noires. Ils gravitaient autour des deux, de près. Les hommes étaient interrogés par rapport à un terroriste qui aurait été signalé dans leur village. Il était évident que l’environnement dans lequel ils se trouvaient – dans une ville, entourés d’avocats en robe noire, devant des juges en robe noire, dans une salle d’audience, selon une procédure de droit romain – était loin de tout ce auquel ils sont habitués.
Que faites-vous quand vous êtes pauvre et que vous affrontez un terrible dragon? Vous savez que vous ne pouvez pas le corrompre avec de l’argent. Vous savez que perdre le combat n’est pas une option. Donc, tout ce qu´il vous reste, c’est de passer par une autre voie : celle de la créativité. En d’autres termes : vous attachez votre ceinture, renforcez votre motivation et innovez. C’est ce que nous avons vu au Niger. Voici quelques cas de créativité que nous avons vus.
Ce qui nous a le plus impressionné, ce sont les États généraux de la justice : un rassemblement périodique des principaux acteurs de la justice (environ 500 personnes), inscrit dans la loi. Il réunit le pouvoir judiciaire, le barreau, les notaires, la police, le service pénitentiaire, le ministère, des universitaires et des ONG. Ils se réunissent pour discuter des voies et moyens pour renforcer et améliorer le système judiciaire. La rencontre constitutive de 2012 a jeté les bases de la stratégie de la justice nationale. Les États Généraux disposent également d’un comité de suivi indépendant qui se réunit régulièrement pour évaluer les progrès accomplis. Nous avons rencontré son président, le formidable professeur Tidjani (le plus impressionnant, c´est qu´il n´est pas juriste). Le comité ordonne des enquêtes et des études périodiques et travaille actuellement sur un tableau de bord avec des indicateurs. Je n´ai jamais entendu parler d’un tel organe dans un autre pays.
Le processus des États généraux a notamment abouti à la décision de créer une école spécialisée dans la formation des magistrats (juges et procureurs), des greffiers, des administrateurs de justice et des responsables pénitentiaires. Jusqu’à une date récente, ces derniers étaient tous formés à l’École Nationale d’Administration, avec la plupart des autres fonctionnaires. La nouvelle École de Formation Judiciaire travaille sur un programme pour un meilleur prestataire de service en matière de justice.
Le Niger dispose d’une agence nationale pour la modernisation de l’État, dont le chef, le remarquable Amadou Oumarou, a rang de ministre. Il aiguillonne, pousse, interroge, recueille des données et rassemble les gens à travers le gouvernement, afin d´améliorer lentement l’efficacité de l’État. «Je pousse là où ça bouge», a-t-il déclaré. Lorsque nous l’avons rencontré, il était sur le point de participer à une série d’ateliers avec le gouvernement et l’industrie de la viande. La justice était plus difficile, nous dit-il en souriant. Il nous a parlé du Service Public Ambulant : des «unités gouvernementales mobiles» qui se rendent dans les régions éloignées pour gérer des questions légales comme le mariage, l’enregistrement des naissances et la délivrance de documents d´identité. Il sortit son téléphone portable pour nous montrer une vidéo dans laquelle une procédure administrative est expliquée aux citoyens dans un langage qu’ils comprennent. “Nous développons encore plus!”.
Imaginez une prison remplie de terroristes présumés, jeunes et vieux. «Les prisons n’ont jamais fait partie de notre culture », nous explique le directeur de cabinet du ministre. «Nous cherchons des moyens d’accorder le pardon au moins à certains d’entre eux s’ils se repentent». Les mettre tous en prison pendant de longues périodes coûte cher et ne constitue pas toujours une solution au problème. Les jeunes représentent un défi particulier : quel est le meilleur processus pour un mineur pris dans le piège du terrorisme? Il nous expliquera ensuite qu’il n’était pas facile de parvenir à un consensus sur la meilleure façon de procéder, mais que des solutions émergeaient.
Une bonne base pour tout cela réside dans la qualité des agents. Nous avons vu beaucoup de cela : curieux, efficaces, ouverts, sûrs d´eux. Là aussi, le Niger est un exemple : les dirigeants du pays ont clairement été en mesure de mettre en place une masse critique de personnes de qualité et de créer un climat propice à la créativité. Ce qui est également important, c’est la manière dont les conditions de partenariat sont définies. Le ministre Amadou est un homme que j’apprécie beaucoup. Il a été très clair : «nous n’acceptons pas d’aide verticale. Nous ne traitons pas avec des partenaires qui viennent avec des idées et des recettes prédéfinies. Nous travaillons uniquement avec ceux qui écoutent.»C’est justement ce que nous devrions faire. L’innovation en matière de justice se produit au Niger, et cela à plusieurs niveaux, beaucoup plus que ce que j’ai vu dans de nombreux pays riches. Le Niger est déterminé. L’importance d’un bon système judiciaire est reconnue. Le pays comprend l’idée que l’innovation en matière de justice est nécessaire à plus d’un titre. Le gouvernement a déjà pris des mesures audacieuses pour y arriver; des mesures plus audacieuses que ce que j’ai vu dans beaucoup de pays riches.